L’Alliance Israélite Universelle, une nécessité
En 1860, est fondée l’Alliance Israélite Universelle (AIU), avec son siège installé à Paris et qui aura, au fil des ans, des sites d’implantation dans bien d’autres villes et d’autres pays.
A sa fondation, l’AIU a bien une vocation universelle. Elle lance un appel aux Juifs du
monde entier :
« Israélites !
Si, dispersés sur tous les points de la terre et mêlés aux Nations, vous demeurez
attachés de cœur à l’antique religion de vos pères, quelque faible d’ailleurs que soit le
lien qui vous retienne ;
Si vous ne reniez pas votre foi, si vous ne cachez pas votre culte, si vous ne rougissez
pas d’une qualification qui ne pèse qu’aux âmes faibles (…) ;
Si vous croyez que l’idée sublime et le culte rigoureux d’un D. unique, dont nous
sommes les antiques dépositaires et les obstinés défenseurs, doivent être préservés
plus que jamais des calculs intéressés ou des atteintes du doute et de l’indifférence ;
Si vous croyez que la liberté de conscience, cette vie de l’âme, n’est nulle part mieux
sauvegardée pour tous les hommes que dans les États où les Juifs l’ont tout entière
(...) ;
Si vous croyez toutes ces choses, Israélites du monde entier, venez, écoutez notre
appel, accordez-nous votre adhésion, votre concours ; l’œuvre est grande et bénie
peut-être ;
Nous fondons l’Alliance Israélite Universelle ! »
L’AIU s’est donné pour but de se consacrer à la défense des Juifs et surtout à la
promotion des Droits de l’Homme. Pour cela, elle se propose d’intercéder auprès des
autorités politiques dans le monde au bénéfice des Juifs persécutés. Elle va développer
un réseau scolaire visant à « moderniser » les Juifs d’Orient et permettre leur
émancipation. L’objectif de l’Alliance est de répandre les bienfaits de la civilisation
française dans le monde juif. Elle se pose comme représentante officielle du judaïsme
français, sauf pour ce qui est du culte, domaine réservé au Consistoire. Ses dirigeants
sont républicains et patriotes.
Elle s’orientera ensuite vers une puissante entreprise éducatrice telle qu’on la connaît
de nos jours. La première école de l’Alliance s’ouvre à Tétouan dans le Nord du Maroc,
le 23 décembre 1862. En Tunisie, elle ouvrira sa première école, à Tunis même, en
1878.
L’AIU sera présidée par Adolphe Crémieux à partir de 1863 qui conservera ces
fonctions jusqu’à sa mort en 1880. Plus tard, elle sera présidée à partir de 1943 par le
juriste René Cassin.
La condition critique des Juifs d’Orient au XIXe siècle
Il paraît fondamental de relater également le travail extraordinaire entrepris par l’AIU sur
les terres arabo-musulmanes à partir de sa création en 1860. Les archives de
l’organisation recèlent de très nombreuses informations sur la réalité quotidienne de
ces Juifs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, réalité qu’il serait temps d’extirper de
l’oubli.
Il n’y a d’ailleurs pas que les envoyés pleins de dévotion de l’AIU au Maroc ou bien au
Yémen qui relatent des faits relativisant une lune de miel, mais aussi de nombreux
autres voyageurs bien avant 1860.
Pour preuve, en 1801, William Lemprière, alors en visite à Marrakech relate dans son
Voyage dans l’empire du Maroc en parlant des Juifs : « Partout ils sont traités comme
des êtres d’une classe inférieure à la nôtre. Dans aucune partie du monde, on ne les
opprime comme en Barbarie. »
L’on note que les plus odieux moyens de maltraitance sont utilisés à leur encontre,
comme les jets de pierre et les crachats par les enfants sans même qu’il soit possible
de protester sous peine de représailles avec sévices corporels. Sans compter les divers
massacres qui ont émaillés la région sous le joug de l’islam (Fez au Maroc en 1820,
Tétouan au Maroc en 1790 puis en 1822, Bagdad en Irak en 1828, Safed en Palestine
en 1834, Meched en Perse en 1839, etc.).
Les conséquences sur le plan humain : une extrême pauvreté devenant un enfer, une
misère noire avec malnutrition et des maladies conséquentes, un avilissement des
caractères, une déchéance morale en passant par l’annihilation de toute volonté, que
ce soit pour des personnes ou de populations entières.
Charles de Foucauld en voyage en 1883 au Maroc écrit : « Le musulman mange son
Juif comme il gaspille son héritage ; il lui demande des sommes excessives, le Juif dit
ne pas les avoir ; le sid (seigneur) prend sa femme en otage, la garde chez lui jusqu’à
ce qu’il ait payé. »
Cette situation a de graves répercussions et conséquences sur la psychologie des Juifs
d’Orient, où qu’ils se trouvent dans ce monde-là.
Les années passant sur ce XIXe siècle, le décalage entre la condition des Juifs en terre
d’islam, d’une part, et le siècle des Lumières avec sa Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen, d’autre part, devient criant voire insupportable.
Rappelons qu’avant la colonisation, si le Maroc était bien un Etat, l’Algérie n’existait pas
en tant que telle mais constituait une sous-région sous domination ottomane. Il y avait
là des zones esclavagistes où des Juifs, comme des Européens d’ailleurs, étaient
vendus comme esclaves sur les marchés où l’on achetait également des bestiaux.
Cette situation perdure encore dans les régions colonisées sur la seconde moitié du
XIXe siècle. En 1876, Joseph Halévy, orientaliste, archéologue et géographe français
écrivait : « l’islamisme règne en maître. »
Au fur et à mesure de l’avancée coloniale, les Juifs pris comme boucs émissaires sont
accusés d’être les complices des Européens. Les sévices, bastonnades, violences,
viols, mutilations, assassinats se multiplient d’autant. La vente de femmes, jeunes filles
et enfants comme esclaves se poursuit, ce que dénonce l’Alliance à de nombreuses
reprises sans pouvoir y remédier.
La condition des Juifs d’Orient étant posée, reprenons le cours historique.
L’importance de la guerre hispano-marocaine qui débute en 1860 n’est pas non plus à
négliger avec la défaite humiliante des Marocains qui sont mis en déroute rapidement.
Les Juifs sont alors des victimes expiatoires des musulmans par un nouveau massacre
à Tétouan.
Ce n’est qu’en 1863 seulement que l’esclavage est aboli aux Etats-Unis par le
président Abraham Lincoln qui sera assassiné la même année pour cette action
exemplaire. Entre la Déclaration des Droits de l’Homme en 1791 et le vote du 13e
Amendement de la constitution américaine, il aura fallu attendre plus de 70 ans. Il suffit
de songer que l’esclavage existe encore aujourd’hui dans certaines parties du monde
où les jeunes adolescentes sont vendues pour remplir les plus basses besognes.
En 1869, on inaugure le Canal de Suez, percé entre 1859 et 1869 par le français
Ferdinand de Lesseps. Le rêve de Napoléon 1er s’est enfin concrétisé sous l’égide de
son neveu Napoléon III. La configuration géopolitique internationale est dès lors
bouleversée à jamais. L’Egypte, voisin direct de la Palestine, devient un enjeu
stratégique international. Elle le demeure encore à ce jour.
Le salutaire décret Crémieux
En 1870, le décret Crémieux donne d’office la nationalité française aux Juifs d’Algérie et
cela ne touche pas moins 35.000 personnes.
Isaac Jacob Adolphe Crémieux, est né le 30 avril 1796 à Nîmes et mort le 10 février
1880 à Paris. Ce fut un avocat et un important homme politique français, membre de la
franc-maçonnerie, promoteur de l’Alliance Israélite Universelle et fondateur de l’École
Normale Israélite Orientale, l’ENIO dont le siège se situe toujours à Paris.
Nous reproduisons le texte du décret Crémieux, co-signé par Léon Gambetta :
« Décret du 24 octobre 1870 qui déclare citoyens français les Israélites indigènes de
l’Algérie.
Le Gouvernement de la défense nationale décrète :
Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français ;
en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la
promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu’à ce
jour restant inviolables.
Toute disposition législative, tout sénatus-consulte, décret, règlement ou ordonnances
contraires, sont abolis. »
Adolphe Thiers (1797-1877), chef du gouvernement provisoire et farouche antisémite,
dépose un projet d’abrogation du décret Crémieux le 21 juillet 1871 qui est repoussé
avec l’aide du banquier Alphonse de Rothschild.
Dans l’est de la Méditerranée, la ville de Jérusalem devient un moutassarifat en 1872,
c’est-à-dire une province ottomane rattachée à Constantinople. Les Allemands sont
alors les alliés des Turcs et ils étendent leur emprise sur la ville sainte.
En 1876, l’on dénombre 12.000 Juifs sur 25.000 habitants à Jérusalem soit 48% de la
population, à quasi-égalité avec les non-juifs.
Les Juifs continuent à affluer en Palestine après avoir fui les persécutions tsaristes. En
1880, on compte 17.000 Juifs dans la ville sur 30.000 âmes et ils y sont majoritaires
pour la première fois (57%) depuis le massacre abominable et l’expulsion des Juifs de
la Palestine par Hadrien en 135.
Dans ce cadre, en 1882, sous le tsar de Russie Alexandre II, a lieu ce que l’on nomme
la première Aliyah en provenance des pays d’Europe de l’Est essentiellement (40.000).
Ce terme Aliyah désigne le départ des Juifs de leurs pays d’origine pour émigrer vers la
Palestine et plus tard Israël (à partir de 1948). Ils viennent de Russie, mais également
du Yémen, de Roumanie ou de Perse, preuve de l’étendue géographique des
persécutions qu’ils subissent. Devant ce nouvel afflux massif, les Turcs interdisent alors
l’installation des Juifs en Palestine. Que s’est-il passé ?
En 1881, ont lieu les massacres d’Odessa qui déciment un nombre considérable de
Juifs de la ville et provoquent des départs en masse, essentiellement vers les USA et le
futur Israël. Les Bilouim (nom d’un mouvement sioniste du nom du bateau Bilou) venus
de Russie vont organiser à partir de 1882 la colonie agricole de Rishon-lé-Zion qui sera
financée par le baron Edmond de Rothschild (1845-1939).
Le philosophe, journaliste, économiste Karl Marx (1818-1883), d’origine juive
allemande, converti au protestantisme, décède en 1883 en laissant un héritage
politique considérable et une pensée militante dans Le Capital (1867). Décédé à l’âge
de 65 ans, il ne verra pas la façon dont ses écrits seront interprétés par les bolcheviks
puis la dictature stalinienne qui fera 20 millions de morts.
En 1884, en Russie sous Alexandre III, dont le règne s’étend de 1881 à 1894, Léon
Pinsker (1821-1891), médecin juif d’Odessa a vécu les massacres dans sa ville en
1882. Il fonde Les Amants de Sion qui prône déjà le retour en Eretz Israël et l’hébreu
comme langue vivante. Pinsker peut, en cela, être considéré comme un visionnaire et
un précurseur du sionisme avant Theodore Herzl.
Le KKL (Keren Kayemeth Leisraël), ou Fond National Juif, est créé par Herzl au 5e
Congrès juif à Bâle, sous l’impulsion de Herman Zvi Shapira, pour acheter des terres
en Palestine. Entre autres actions, le KKL fera planter par la suite des millions d’arbres
sur la terre d’Israël pour en faire autre chose qu’une région aride.
Eliezer ben Yehouda, considéré comme le père de la renaissance de l’hébreu en tant
que langue vivante, réussit à faire adopter l’hébreu pour tous les colons de Palestine,
en lieu et place du yiddish, du ladino, du russe et du roumain, et toutes les langues en
usage alors. L’Hébreu sera déclarée langue officielle en 1922.
A l’autre bout du monde, les grandes puissances s’industrialisent et créent des valeurs
de progrès. C’est en 1886 que la France offre, en signe d’amitié, la statue de la Liberté
aux Etats-Unis pour la commémoration du centenaire de la Déclaration
d’indépendance. Cette statue représente le passage de l’obscurantisme vers la lumière,
la liberté éclairant le monde. Elle est installée sur Liberty Island et reste un des
symboles les plus importants des Etats-Unis.
Cette statue gigantesque a en fait été conçue par Eugène Viollet-le-Duc et réalisée en
France par le sculpteur Auguste Bartholdi avec la participation de l’ingénieur Gustave
Eiffel pour assurer à l’édifice une structure stable contre les vents forts soufflant dans
l’embouchure de l’Hudson.
De l’autre côté de l’Atlantique, la France est, à cette époque, un fer de lance de
l’antisémitisme. En 1886, le journaliste d’extrême-droite Edouard Drumont (1844-1917)
publie La France Juive qui est saluée presque unanimement par la presse catholique.
L’idée du complot judéo-maçonnique est née à cette période pour expliquer les
malheurs de l’église portés par la politique anticléricale de la IIIe république. Le Juif est
le bouc-émissaire idéal, justifié par le caractère déicide du peuple juif. La prétendue
trahison de Judas, Juif parmi les apôtres juifs, a été reportée sur un seul homme puis
par extension sur tout un peuple pendant des siècles.
Cet antisémitisme, très efficace au demeurant, est bâti sur un schéma de simplification
et de raccourci à l’usage des pauvres d’esprit.
C’est dans cette situation de tensions contre les Juifs d’Europe de l’Est ou de l’Ouest
qu’en 1892 Nathan Birnbaum, penseur et écrivain juif autrichien, utilise pour la première
fois le terme de sionisme pour désigner le mouvement qui conduit les Juifs à
revendiquer la terre qui appartenait à leurs ancêtres et dont ils ont été si longtemps
privés. L’on remarquera au passage que le mot « sionisme » a subi l’outrage du temps,
tant son sens a été dénaturé.
A l’autre bout du monde, en 1894, on assiste à la première guerre entre le Japon et la
Chine des temps modernes. Au départ, il s’agissait pour les Nippons de s’assurer du
contrôle de la Corée voisine. Cette guerre se terminera en 1895 par la reddition de la
Chine et l’annexion de Formose (Taiwan) par l’Empire du Soleil Levant.
La fin de ce siècle va voir également la mise en place des fameuses et flamboyantes
expositions universelles en Europe, épicentre mondial avec la France et la Grande-
Bretagne en figures de proue. Celle de 1889 prit place à Paris sur le thème de la
révolution française dont on fêtait le centenaire. Elle accueillit 32 millions de visiteurs
venus du monde entier et fut une réussite éclatante, preuve de la puissance française.
Sans vouloir être exhaustif sur le sujet, citons également celle de 1897 qui se tint à
Bruxelles cette fois-ci, et qui n’enregistra que 8 millions d’entrées.
L’antisémitisme a cours en France métropolitaine mais également dans les colonies.
Geneviève Dermenjian dans Juifs et Antisémitisme à Oran 1895-1905 montre que la
situation des Juifs algériens n’était pas enviable à cette époque.
L’Algérie ne sera pas épargnée à l’instar de Drumont qui sera élu député à Alger de
1898 à 1902 avec un programme antisémite. Des émeutes antijuives éclatèrent à trois
reprises pendant cette période en Algérie, sous la troisième république, en 1884, 1887
et 1898.
William Ouaki
Les 52 Rugissants - Essai sur les antisémitismes
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