Après 20 ans passés chez Lavan, Yaacov rentre à la maison.
Anticipant sur des retrouvailles désastreuses, avec Essav qu'il a trompé des dizaines d’années auparavant, il envoie des messagers chargés de cadeaux à son frère.
Mais par mesure de sécurité, il divise son camp afin de minimiser les pertes en cas d'attaque. L'histoire continue:
« Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants, et traversa à un gué du Yabok [fleuve]. … Yaacov resta seul, et un homme lutta avec lui » (32 :23-25).
Le lutteur nocturne le blesse, le bénit et lui donne un nouveau nom – notre nom: Israël, celui qui lutte avec Dieu.
La lutte de Yaacov est une image et un héritage puissants. On ne sait jamais avec qui lutte-t-il:
Est-ce avec lui-même, avec sa conscience, avec son frère, avec Dieu, ou avec toutes les parties de lui-même et de sa vie? Yaacov nomme l'endroit “Peniel”, ce qui signifie “Visage de Dieu”, car, comme il le déclare,
« J'ai vu Dieu face à face » (32:31).
D'une manière ou d'une autre, seul, séparé de ses « quatre femmes » et de ses « onze enfants », Yaacov découvre le visage de Dieu dans son adversaire – et il est béni.
Onze enfants traversent la rivière?
Mais Yaacov, à ce stade, a déjà 12 enfants.
Il manque Dinah, où est-elle?
Que lui est-il arrivé?
Rachi, citant un midrash, explique :
« Il l'a placée dans un coffre et l'a enfermée ».
Alors que de nombreux commentaires comprennent qu'en enfermant Dinah, Yaacov a l'intention de la protéger d’un éventuel mariage avec son frère Essav, nous connaissons la vérité de l'histoire. Dissimuler Dinah, la séquestrer, est une image forte sur le fait de vouloir la faire taire. Et ce silence résonne bruyamment dans le reste du texte Toranique.
L'histoire de la ‘fille unique’ du patriarche Yaacov, raconte un épisode biblique. Sortie pour rencontrer les « filles du pays » elle sera, en chemin, violée, séduite et/ou enlevée par Sichem, un prince h’ivite, qui tombera par la suite amoureux d'elle et souhaitera l'épouser. Il demande à son père, H’amor, de négocier les conditions du mariage. Alors que l’information parvient aux oreilles de la famille, son père se tait, les frères de Dinah, affligés par «l'outrage», négocient perfidement les conditions d’un soi-disant mariage. Une condition préalable est pourtant requise pour se marier avec la famille du patriarche Yaacov: tous les résidents masculins de la ville devront se circoncire. Les habitants de Sichem sont d'accord, présumant qu'ils gagneront collectivement à la fois de la richesse et des femmes grâce à l'accord. Mais le troisième jour, alors que tous les hommes souffrent énormément du fait de la circoncision, profitant de ce moment de faiblesse, Shimon et Levi pénètrent dans la ville, massacrent tous les hommes et sauvent Dinah de la maison de Sichem. Les autres frères pillent alors la ville pour venger la souillure de leur sœur (v. 27).
Yaacov est contrarié.
Il est désormais l’infâme aux yeux des indigènes du pays. Les frères n’en demordent pas et auront le dernier mot:
« Si notre sœur doit être traitée comme une putain » (v. 31).
Dinah est la fille unique du patriarche Yaacov, du moins la seule nommée (d'autres sont mentionnées dans Genèse 37 :35 et 46 :15, y compris peut-être des petites-filles). Sa mère Léa l'a enfantée après six fils et l'a nommée « Dinah » (30 :21), ce qui signifie «son jugement», bien qu'aucune explication de son nom ne soit donnée dans le récit biblique (contrairement à la désignation des fils).
À l'exception du verset d'ouverture, Dinah demeure totalement passive dans cette histoire; elle est certainement choquée et en perd sa voix. Même après son retour au giron familial, on n'entendra plus jamais parler d'elle dans le récit biblique, bien qu'elle soit mentionnée avec les 66 descendants de Yaacov qui se rendent en Égypte (46:15).
Si ce chapitre s’intitule "Le viol de Dinah", tous les chercheurs n’acceptent pas cette explication et certains penchent plutôt pour un consentement. Dire qu'elle a été violée - forcée d’avoir des relations sexuelles contre son gré est selon eux exagéré. Contrairement au récit du viol de Tamar par son demi-frère, Amnon (2 Samuel 13:12-14), nous n'entendons pas Dinah parler, ou crier sa resistance, avant que Sichem ne la prenne. De plus, si Amnon a violemment maîtrisé Tamar malgré ses protestations, il n'est pas évident que Sichem se soit imposé à Dinah; mais de préférence entendre le sens du verset:
« Il la prit, coucha avec elle et l'avilit [sodomie] » (Genèse 34:1).
Dans le monde biblique du Proche-Orient ancien, si une vierge avait des relations sexuelles hors mariage, qu'elle soit séduite ou violée, elle était nécessairement dévalorisée en termes de statut social. Elle faisait honte à la famille, sa virginité était cruciale lors des négociations sur le prix de la mariée et les alliances familiales forgées par cette union. Dans le discours juridique autour des rapports sexuels avec une jeune fille vierge hors mariage, fiancée ou non à un autre homme, la femme était présumée avoir consenti.
Si elle n'avait pas émis de protestations, si ses cris n’avaient pas été entendus en ville, avait-elle été violée?
Dans ce cas, la volonté, ou le témoignage, de la femme n'était tout simplement guère pris en compte.
« Mais si c'est dans les champs que l'individu a rencontré la jeune fiancée, s'il lui a fait violence en cohabitant avec elle, cet homme qui a cohabité avec elle, mourra seul; et à la jeune fille tu ne feras rien: elle n'a rien commis qui mérite la mort. » (Deutéronome 22 :25-26).
Notre histoire peut alors être lue comme une polémique contre les mariages mixtes, où l'enlèvement de Dinah devient le prétexte d’une rupture des liens avec Sichem et les H’ivites, l'une des tribus cananéennes.
Le récit, cependant, est truffé de lacunes et d'ambiguïtés, dans lesquelles le silence de Dinah et le fossé entre le père et les frères se profilent à l'horizon. Les sympathies du lecteur peuvent se tourner vers Sichem, même s'il fut peut-être trop empressé envers la jeune fille.
Suite à ces relations sexuelles:
« Puis son cœur s'attacha à Dinah, fille de Yaacov; il aima la jeune fille et il parla à son cœur » (Genèse 34 :3).
Sichem désire épouser Dinah.
L'expression «parler au cœur» implique un désir de faire plaisir après une faute (comme dans Genèse 50:21, Juges 19:3, Ruth 2:13, Osée 2:16). De plus, il a « le cœur épris de cette fille » (v. 8) il est prêt à payer une dot très élevée pour trouver grâce aux yeux de la famille (v. 11-12) et ainsi pouvoir la marier. Sichem semble véritablement attaché émotionnellement à Dinah. Cela rend la tromperie et le massacre perpétré par les frères d'autant plus odieux. Plus tard, Yaacov maudira Shimon et Lévi comme « instruments de violence » (Gen. 49 :5-7) – aucune des deux tribus n'héritera de territoires avec des frontières définitives dans le pays. Les personnages de Sichem et de Yaacov, l’un fougueux, l’autre prostré, suggèrent un résultat qui aurait pu être différent si les frères n'avaient pas pris les choses en main, vengeant l'enlèvement de leur sœur par un massacre de masse.
L'histoire du « viol » de Dinah, comme récit fondateur des Hébreux, expose l'impossibilité d'une intégration avec les Cananéens dans le pays. Les frontières identitaires se forgent au fil des négociations sur le destin du corps de la jeune femme. La dernière question rhétorique du chapitre est posée par les frères:
Dinah « devait-elle être traitée comme une prostituée? » (v. 31).
C'est-à-dire, peut-elle être autorisée et prise hors mariage – « souillée » ou « avilie » – par l'étranger « sexuellement dépravé »?
Dans le contexte du milieu socioculturel honneur-honte, la voix de la fille importe peu. Même lorsque les H’ivim furent prêts à retirer leur prépuce du corps masculin afin de se conjuguer avec la famille de Yaacov, leur statut d'« autre » inéluctable et corrompu demeura.
Les lectrices féministes contemporaines cherchent à se réapproprier la voix de la Dinah réduite au silence, à réaffirmer sa propre agence et même son désir d'être avec Sichem (comme dans le roman d'Anita Diamant, « La tente rouge »). Successivement, si elle a été violée, sa propre douleur et son angoisse doivent être entendues par rapport à la clameur violente en faveur de l'honneur masculin.
Les commentaires considèrent son viol comme une punition pour Yaacov.
Un viol comme châtiment d’un tiers? Etonnante réflexion!
La véritable question est de connaitre l’enchainement des évènements:
Qu'a-t-elle fait?
Comment se sent-elle?
Le texte reste silencieux à mon grand dépit.
Nous savons seulement ce que pensent ses frères et son père mais personne, dans le texte ou les récits midrashiques, ne lui demande ce qu'elle veut, ce dont elle a besoin ou comment la réconforter….
Son silence est suffisamment fort pour se répercuter à travers les générations.
On l'entend dans les témoignages d'autres pères percevant le viol de leur fille comme leur déshonneur, leur punition. Heureusement pour Dinah, dans la Genèse, le blâme et la sanction incombent entièrement à l'auteur et à son peuple, pas à elle. D'autres femmes, nous le savons, encore et toujours, ne sont pas aussi chanceuses.
Des crimes, au nom de l’honneur familial, entres autres, sont commis au quotidien à travers le monde. Pas étonnant que les femmes se taisent!
Cette indignation n'est qu'une partie d'un problème beaucoup plus vaste de violence à l'égard des femmes. Par exemple, selon le Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF), plus de 5 000 épouses meurent chaque année en Inde parce que leur dot est jugée insuffisante. Widney Brown, directrice du plaidoyer pour « Human Rights Watch, », a déclaré que « dans les pays où l'islam est pratiqué, on les appelle « crimes d'honneur », mais les décès liés à la dot et les soi-disant crimes passionnels ont une dynamique similaire, dans ce sens où les femmes sont tuées par la famille du mari. Les assassins et leurs crimes sont perçus comme excusables ou compréhensibles.
« Ces pratiques, a-t-elle déclaré, « transcendent les cultures et les religions ».
Dans les rares cas où le tollé général du monde et la pression internationale sont utilisés, la vie d'une femme sera épargnée. Mais les histoires, à la une des journaux, ne commencent pas à aborder l'étendue et la profondeur du problème.
Qu'arrive-t-il à Dinah au lendemain de l'épreuve?
Nous ne le savons pas.
Nous n'entendons plus jamais parler d'elle, comme nous n'entendrons peut-être jamais plus les femmes de notre génération, victimes de violence, dont les voix ne sont pas entendues. Mais l'héritage de Yaacov, en étant celui qui lutte, exige que nous affrontions les parties sombres de nous-mêmes et de notre monde - et que nous n'ignorions pas passivement ces faits. L'histoire de Dinah nous met au défi d'aller encore plus loin et d'être aussi la voix de toutes les femmes.
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